Un code pour quelle famille ?
I. Pour un statut digne de la femme
Par Ammar KOROGHLI *
Depuis l'Indépendance, des droits élémentaires pour les femmes, tels que la liberté de circuler, consommer dans les cafés et aller au cinéma et autres lieux publics, sont réduits à leur portion congrue. Soucieux de ménager les milieux qualifiés de traditionnalistes.
A l'occasion de la Journée de la femme, il m'a semblé utile de verser une modeste contribution sur le statut de cette dernière, la question de la femme constituant sans doute la problématique la plus éprouvante que tente de résoudre le monde musulman contemporain. Cette question agite la société algérienne beaucoup plus qu'ailleurs tant qu'elle occupe l'espace mental obnubilé par le dogme. Le politique et l'économique, comme lieux d'exercice du pouvoir, et le social et le culturel, comme espaces d'expression en sont profondément marqués.
L'historiographie musulmane abonde d'exemples qui attestent du côtoiement entre l'homme et la femme. Ainsi, les audiences délibératives tenues par les femmes - notamment avec les califes - le confirment ; il en est de même des assemblées avec les fouqaha (hommes de loi) dans les dynasties omeyyade et abasside. Dans ces conditions, il s'avère que la vie publique, conçue comme espace de saines confrontations, n'avait pas de secret pour elles.
Cependant, au contact d'autres civilisations, les musulmans cherchèrent à éviter la promiscuité censée gêner les femmes, considérées comme mères, épouses, surs et filles. Cette préoccupation était également l'apanage de ces mêmes civilisations, la crainte étant la perte de l'identité ; ce qui explique sans doute la prohibition de liens matrimoniaux avec des non-musulmans. Ainsi, pensait-on, l'ordre social serait préservé, considérant qu'il y avait là un réflexe de légitime défense.
Il est constant que cette attitude se retrouve, entre autres, en Europe. De fait, « la condition de l'Occidentale est restée pratiquement inchangée pendant des millénaires : il n'y a guère de différence fondamentale entre la condition de l'Athénienne du IVe siècle avant J.-C. et celle de la Française du XXe siècle » (1). Dans le même ordre d'idées, il semblerait que les théologiens du Moyen-Age, réunis en concile, refusaient à la femme le droit au plaisir ! Elle était également chargée des travaux les plus asservissants pour un salaire dérisoire (inférieur de moitié à celui des hommes).
Cette situation a perduré puisque, dans sa version originale, le code civil français par exemple frappe la femme d'incapacité. Des psycho-sociologues seraient sans doute mieux à même d'étudier ces schémas mentaux propres, en toute vraisemblance, à tous les peuples et nations qui cherchent à tort ou à raison à se prémunir contre tout élément extérieur censé les remettre en cause. Sans doute est-ce là la raison essentielle ayant conduit, du fait de l'unité du sacré et du temporel, à une conception théologique de la législation relative à la famille, en général, et à la femme, en particulier, et dont la pierre d'angle philosophique semble être le fameux « ina erridjal qaoumoun âla ennisa », c'est-à-dire la prééminence de l'homme sur la femme, selon une interprétation restrictive. A cet égard, deux courants contemporains se partagent la pensée : d'une part, les « fondamentalistes » qui prônent le retour aux sources (el açala) devant aboutir à un ancrage du statut de la femme aux origines de l'Islam dans la tradition des ancêtres (el aslaf) et, d'autre part, les « réformistes » avec Mohamed Abdou, Djamel Eddine El Afghani, Rachid Ridha et Qasim Amin qui préfèrent, quant à eux, parler d'émancipation de la femme (tahrir el mar'a) dans un esprit religieux se situant loin de l'ordre patriarcal.
Cette « querelle philosophico-théologique » est loin de s'estomper, a fortiori, en Algérie où le code de la famille a fait couler beaucoup d'encre. Du régime de l'autogestion à celui de l'économie de marché, en passant par celui des industries industrialisantes, le dossier relatif à la condition de la femme fut des plus délicats.
Depuis l'Indépendance, des droits élémentaires pour les femmes, tels que la liberté de circuler, consommer dans les cafés et aller au cinéma et autres lieux publics sont réduits à leur portion congrue. Soucieux de ménager les milieux qualifiés de traditionalistes, le Pouvoir a intégré dans sa stratégie la répression policière ; ainsi, celle de 1979 caractérisée comme une « campagne d'assainissement » (hamlat et tathir aux lieu et place de hamlat et tahrir, campagne de libération), avec le harcèlement des couples pour atteinte présumée aux murs avec pour toile de fond un marasme culturel chronique et une incapacité du Pouvoir à juguler le modèle de consommation de type occidental (électroménager, audiovisuel, meubles, vêtements, denrées alimentaires et autres loisirs).
De surcroît, la croissance démographique non maîtrisée qui, outre qu'elle obère de façon certaine le développement socio-économique, ne libère pas les mentalités des pesanteurs historiques d'autant plus qu'il faut ajouter à cela le caractère moralisateur des supports pédagogiques dans l'enseignement (ainsi que les « prêches » de certains maîtres d'école, de collège et de lycée aux lieu et place d'instruction civique), l'université étant hélas devenue le théâtre d'affrontements physiques entre « francisants » et « arabisants », entre « progressistes » et « traditionalistes » beaucoup plus qu'un lieu de savoir scientifique et de débats d'idées.
Par ailleurs, prendre comme chef d'illustration un secteur jugé émancipateur (le travail) permet de constater l'une des contradictions sociales les plus aberrantes. Ainsi, sur une population d'environ 25,1 millions de personnes (plus de 30 millions à l'heure actuelle), la population active est de 5 891 000, soit un taux d'activité de 24 % « inégalement réparti selon le sexe car il est de 43 % pour les hommes et de 4,7 % pour les femmes » (2) qui sont techniciennes de la santé (44,5 %), enseignantes (38 %) et employées d'administration (18 %). Le secteur public englobe 85,9 % et le secteur privé 14 %.
Il reste évident que les préjugés constituent l'un des principaux facteurs explicatifs de cette situation. En outre, nonobstant l'appel fait par l'ensemble des textes à caractère doctrinal (cf. les différentes chartes de l'Algérie indépendante) et à caractère juridique (les diverses Constitutions et lois) sur la participation de la femme à l'édification du pays, peu de femmes ont accédé à des postes de commande de la vie publique : ministres, députées, ambassadrices, préfets et sous-préfets, recteurs, présidentes-directrices générales de sociétés, même si certains métiers réservés jusque-là aux hommes - armée et police - ont subi quelque peu le baptême du feu des femmes.
D'ailleurs, il est caractéristique d'observer que près de la moitié de la population est constituée par des divorcées, séparées et veuves (3). La vision déterministe de l'économie ne saurait à elle seule expliquer cette situation car le facteur sociologique s'y adjoint par la tentative de mettre fin à « l'idéologie patriarcale » à travers la scolarisation de la gent féminine qui doit, sans conteste, « négocier » en permanence son rôle dans la vie sociale, économique, culturelle et politique.
Faut-il s'en alarmer ? Nul besoin. En effet, il est admis que cette situation prévaut, toutes proportions gardées, dans les pays avancés, à la tête desquels les Etats-unis d'Amérique et l'Europe. En effet, malgré des textes éminemment protecteurs et égalitaires (ceux de l'Organisation internationale du travail, le Traité de Rome, la Déclaration universelle des droits de l'Homme, les principes constitutionnels), du chemin reste encore à parcourir car « le fond du problème, c'est qu'on n'élimine pas en quelques années des discriminations qui ont cours et sont admises depuis des siècles » (4), d'autant plus que la tendance à l'égalité n'empêche pas de constater, par exemple, que les magistrates sont juges des enfants et que les policières s'occupent des murs. Il est vrai néanmoins que, dans les pays avancés, on est loin de la situation d'infériorité dans laquelle la femme algérienne a été placée par le code de 1984 tant décrié. Le tout est, me semble-t-il, de réfléchir à des solutions graduellement satisfaisantes pour éviter les palliatifs tels que le travail à temps partiel de la femme et l'allocation de la mère au foyer, par exemple. D'où l'exigence de l'infrastructure sociale que constituent les crèches et les garderies d'enfants, entre autres, la question de la « dualité des tâches » pour les femmes : travail professionnel et tâches ménagères demeurant l'apanage de chacun des couples.
Sans doute, pour aboutir à une situation de paix sociale, la société civile doit éviter l'approche de nature conflictuelle (guerre des sexes : maris et femmes, pères et filles, frères et surs) et concilier la réalité sociologique avec les textes élaborés par des juristes soucieux d'équilibre social ; cela d'autant plus que les physiologistes nous ont affranchi sur une vérité première : nulle différence physique entre l'homme et la femme, si ce n'est au plan morphologique (le modelé du corps).
A ce niveau, il y a sans doute lieu davantage de parler de complémentarité égale que d'égalité dès lors que l'on apprend que si la femme se fatigue plus vite que l'homme au travail, elle résiste mieux que celui-ci à la douleur, à la maladie et au manque de sommeil (hors le cas de la menstruation) ; de même d'aucuns pensent qu'au plan psychologique, elle est plus sensible, moins agressive et moins portée que l'homme sur la rivalité.
Dans cet ordre d'idées, l'Algérie a relativement peu emboîté le pas à la modernité au niveau des textes. Ainsi, sur les 199 articles de la Constitution de 1976, seules deux dispositions sont consacrées à la question de la femme. En effet, l'article 42 stipule que « tous les droits politiques, sociaux et culturels de la femme algérienne sont garantis par la Constitution ». L'article 81, quant à lui, souligne que « la femme doit participer pleinement à l'édification socialiste et au développement national ».
D'autres dispositions constitutionnelles concernent le statut de la femme dans la société, consacrant l'égalité juridique de celle-ci avec l'homme : l'égal accès à tous les emplois (art. 44), la prohibition de toute discrimination fondée sur le sexe (art. 39, al. 3), la protection de la maternité (art. 65, al. 1er), la garantie et la sauvegarde des libertés et des droits fondamentaux (art. 164) et l'égalité devant la justice (art. 165).
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(*) Avocat auteur
Notes
(1) Le Travail au féminin, R. Gubbels ; ed. Marabout, Paris, 1967, p. 23.
(2) La Femme et la loi algérienne, N. Saâdi. Ed. Bouchène, 1991, p. 92.
(3) Selon Algérie-Actualité du 10 mars 1988 : « La demande féminine d'emploi prendra une part de plus en plus importante. Elle est estimée à 220 000 entre 1985 et 1989 ; à 348 950 entre 1990 et 1994 ; à 538 550 entre 1995 et l'an 2000 ; soit un total de 1 108 300. »
(4) Le Travail au féminin, op. cit. p. 100.
Demain : II. Le code de la famille décortiqué.
In Le Matin du 09-03-2003