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Nos années Chkoula et lycée

Nos années Chkoula et lycée

 

Par Ammar KOROGHLI*

 

Si notre enfance est lointaine, la mémoire demeure vivace en chacun de nous. Qui ne se rappelle que l’école était notre refuge. Le seul. Vifs souvenirs. Parfois douloureux.

 

A

insi, affleure à ma mémoire le dialogue surréaliste entre ma mère et mon institutrice du cours élémentaire d’alors, Madame Simone. Et l’hilarité générale de mes camarades de classe. Ma mère tentait d’expliquer à celle-ci son intrusion dans la salle de classe. En langue arabe. Face à mon institutrice passablement médusée, mais qui se comporta envers elle avec une gentillesse pédagogique. Elle l’écoutait en silence, opinant du chef. Tantôt sérieuse, tantôt amusée. Nous avions sous les yeux l’exemple typique de la communication incompréhensible du fait de la barrière des langues, chacune méconnaissant la langue de l’autre. Je n’oublierai cependant pas cette gentillesse extrême de Madame Simone envers ma mère. Parce que humaine et femme, elle comprit l’inquiétude de Dahbia l’Algérienne pour son fils. C’est ainsi que nous découvrions que les Français n’étaient pas tous les mêmes, certains étant plus proches de nos préoccupations et préféraient sans doute alors partager leurs vies avec nous, faisant de leur métier d’instituteurs un véritable sacerdoce.

           Il est vrai que sévissait alors un climat séditieux. C’était le temps de l’OAS. Ma mère n’hésita pas à s’envelopper de la légendaire mlaya des femmes des Hauts plateaux sétifiens et courut à perdre le souffle pour arriver à l’école. Le bruit de l’explosion d’une bombe courut comme une traînée de poudre. Essoufflée, mais non décontenancée, ma mère voulait s’assurer que j’étais vivant. Courageuse mère qui, toute d’inconscience, n’écouta que son instinct maternel à tout rompre pour se lancer dehors -lieu quasi exclusivement masculin- pour l’amour de son fils. Ce courage ne devait plus se démentir plus tard durant les nombreuses et sombres années qu’elle vécut après l’indépendance en prenant d’assaut l’administration alors naissante afin de briguer la moindre parcelle de droit.    

           Après maintes explications ponctuées par des tentatives d’interprétariat de quelques camarades, Madame Simone finit par comprendre l’objet de la visite de ma mère et m’invita à repartir avec elle, sous les gentils quolibets de ceux-ci. Je ne sais à ce jour pourquoi je choisis de rester en classe. Sans doute la hechma, cette légendaire propension chez nous à adopter une attitude d’humilité mêlée de timidité. Ce, en dehors de l’insistance de ma mère. Il est vrai aussi qu’elle n’était pas la seule mère à avoir fait le déplacement. Les femmes aux mlayas étaient venues en nombre, inquiètes pour leur progéniture devant cet acte de terrorisme qui ne disait pas son nom. Une connivence solidaire les conduisit à la porte de la chkoula et les amena à faire bloc afin de pénétrer dans cette enceinte de l’instruction qui les séparait de leurs enfants. J’ignore à ce jour comment il leur a été permis de rentrer et de faire irruption dans les classes. Comme quoi, lorsque la volonté est là, des barrières peuvent tomber. Et non des moindres…

                               

H

élas, plus tard, en CM1 précisément, nous avions un instituteur, Monsieur G, qui était des plus cruels. Sa pédagogie favorite, c’était de nous taper sur les doigts avec une baguette si fort que nous en pleurions de douleur et de nous incarcérer -il n’y a pas de place pour un autre vocable- sous l’estrade ou dans l’armoire pour la durée de la séance matinale lorsque l’un de nous omettait d’apprendre ses leçons ou s’avisait de ne pas connaître ses récitations. Ce fut une année redoutable pour certains d’entre nous car notre instituteur ne se départit jamais de cette attitude des plus barbares à l’égard des enfants indigènes que nous étions, à éduquer plutôt qu’à corriger par des châtiments corporels. 

           Pourtant, chacun de nous s’appliquait du mieux qu’il pouvait nonobstant les conditions matérielles dans lesquelles nous vivions. Car nous avions une soif inextinguible d’apprendre, nous espérions que notre instituteur aurait à cœur de modifier sa façon de concevoir son enseignement. Nous étions loin d’imaginer qu’il pouvait exister des personnes aussi terribles alors qu’elles étaient censées venir nous instruire langue et science. Pauvres de nous, naïfs que nous étions. Nous n’osions même pas en parler au Directeur qui était Algérien. Stoïques, nous supportions ce calvaire physique pour certains, moral pour d’autres. La différence avec Madame Simone était flagrante. Il faut croire qu’ils n’avaient pas la même conception de leur mission et la même foi pour le don de soi aux indigènes que nous étions encore restés, même au sortir de la guerre de libération nationale.

           Je me rappelle qu’un jour, l’un de nos camarades de classe, qui avait pris l’habitude de compter sur le sort pour ne pas être désigné à passer au tableau pour réciter sa poésie, fut de nouveau pris en défaut. Il n’échappa pas à son châtiment. Il fut ceinturé par deux autres camarades, choisi parmi les plus costauds par notre instituteur auxquels il ordonnait cette triste besogne, pour recevoir tellement de coups de bâton sur les fesses qu’il en hurla à réveiller les morts. Et nous étions paralysés de peur et prisonniers de cette situation, sans véritable porte de sortie. L’année scolaire fut longue à passer pour aboutir à la fin de ce calvaire. Fin juin sonna le glas de cet instituteur aux méthodes peu orthodoxes qui nous hérissait et dont le comportement a sans doute déterminé certains élèves à faire école buissonnière. Pour certains, à jamais…                        

           En CM2, au contraire, Monsieur Robert était d’une gentillesse inouïe. Extraordinairement posé, il était d’une simplicité à rude épreuve. D’une courtoisie exemplaire, il a été pour nous le modèle même du comportement profondément humain. N’était son exemple et celui de Madame Simone, nous aurions désespéré de ses gaouris dont nous voyions les soldats malmener nos pères et les patrons les exploiter. Gamins, nous nourrissions de nobles desseins, nous prédestinant à des métiers à même de prémunir nos parents de tous les maux qu’ils subissaient. C’est pourquoi nous avions pu considérer que Monsieur Robert était une sorte d’exception dont il fallait bénéficier à foison pour apprendre. Nous l’écoutions religieusement dans son cours jusqu’à rompre nos tympans.

           Méthodiquement, et avec une précieuse méticulosité, il dissertait sur la façon de rédiger une rédaction ou de résoudre un problème de calcul. Il est vrai que nous préparions alors la sixième, examen que nous jugions redoutable car de lui dépendait notre ticket pour le lycée. Grammaire et conjugaison, concordance des temps et ponctuation ; calcul préfigurant l’algèbre et la géométrie ; récitation de poésie et dictée ponctuaient notre agenda journalier et rythmaient notre année scolaire pour nous préparer à cette épreuve tant redoutée. Il appréciait parmi nous autant ceux qui se bagarraient pour être parmi les premiers classés que ceux qui, sans être de parfaits élèves, décuplaient d’efforts pour arriver à se hisser à des moyennes honorables. Ce fut une année si riche en enseignements divers, davantage sans doute du point de vue humain, que l’année de Monsieur G. bascula dans les oubliettes. Une année intense en apprentissage. Les bases linguistiques étaient posées ; il fallait les exploiter dans l’univers qui nous attendait : le lycée dont nous pensions qu’il était le lieu de toutes les chances pour  hisser nos têtes hors de l’eau. En reprenant une vieille photo prise alors à l’école primaire, je revois la cour clairsemée d’arbres en face des classes du rez-de-chaussée où gisent les restes de notre mémoire de jeunes pousses. Visible également les escaliers qui menaient à notre classe, ainsi qu’au premier étage où il nous a été également donné de recevoir quelques leçons d’humilité et hélas parfois de pure cruauté comme en CM1.

           Juste à côté, la cantine où nous mangions à midi. J’ai encore l’eau à la bouche de cette confiture à l’orange qu’on nous servait au dessert. Le brouhaha que nous provoquions alors ne dispensait pas de la bonne humeur dont seule l’enfance a le secret. L’esprit de fraternité et de solidarité naissait imperceptiblement entre nous. Petits compagnons d’infortune, nous tissions entre nous une camaraderie de durée éternelle pour certains. Elle se consolida davantage au lycée. La cantine servait également de salle de projection de films, surtout ceux de Charlie Chaplin et des westerns, notamment les samedis soirs, moyennant quelques centimes.     

 

           La cérémonie de remise des prix était naturellement programmée à l’approche de l’été ; avec la fin des classes, venait la récompense  pour les premiers d’entre nous. Je me revois devant la glace de la grosse armoire de la chambrée que nous habitions à El Combatta en train de me préparer pour me rendre à l’école pour y recevoir mes prix, souvent des livres. Sans doute pour nous inciter à lire davantage. Surtout que nos parents, illettrés pour la plupart d’entre nous, ne pouvaient offrir pareil présent à leur progéniture. Ce fut là également l’occasion d’encouragements pour certains d’entre nous d’aller de l’avant…

 

                                                                              

L

e lycée, imposante bâtisse de plusieurs hectares. Rebaptisé Kerouani, à l’origine Albertini. Plusieurs cours garnissaient l’intérieur. D’innombrables salles de cours où nombre d’heures de permanence nous permirent d’assimiler leçons et poèmes. Nous disions alors récitations. Edifice trônant au centre ville, il était convoité par nombre d’entre nous. Des murs imposants. Des fenêtres grillagés. Une double entrée, l’une du côté de la principale avenue de la ville réservée aux enseignants et l’autre située perpendiculairement aux lycéens. Sobre de l’intérieur, avec peu d’étages. Des figures prestigieuses y étudièrent, dont des écrivains renommés et des ministres de l’Algérie indépendante. Il est encore aujourd’hui l’une des fiertés de Sétif. Et comment ne pas évoquer chikh Maïza avec sa légendaire moustache et Ammi Dhouadi parmi le personnel dévoué à ce lycée, Allah yarhamhoum. 

           Dès la sixième, nous fûmes happés par une boulimie de lecture. Une soif de lire et d’appendre. Incommensurable envie de découvrir. Inextinguible désir d’étancher des curiosités longtemps refoulées. Retenues jusqu’à ce moment magique de la réussite à l’examen d’entrée au lycée. Désenchantement intermittent aussi. Nous fûmes les cobayes de moult expériences pédagogiques dont le bilinguisme sans la certitude de maîtriser une quelconque langue. Et comment ne pas se rappeler surtout le désoeuvrement de certains d’entre nous. Désert culturel oblige, nous devînmes les habitués des cafés proches du lycée. Il nous arrivait aussi de promener notre mal de vivre le long de la principale avenue baptisée 8 mai 1945 ; qualifié également rue de Constantine. Parfois, et surtout en été, nous bivouaquions à Aïn Fouara. Sans doute que les jeunes de la bourgeoisie locale vivaient autrement ; minoritaires et ne connaissant rien de la vie de leurs propres concitoyens, leurs parents les pourvoyant en tout. Sous nos yeux impuissants à juguler notre révolte intérieure. Nos parents craignaient, chaque jour que Dieu fait, la maladie, les infirmités suite à de possibles d’accidents du travail, le chômage. Comme disait ma mère malade, la douleur à travers le corps c’est comme une décharge électrique. Triciti. Et tout dans votre tête bascule…

 

           Mon père n’y pouvait rien, avec ses moustaches épaisses et broussailleuses tels des arbustes, les cheveux courts auréolés autour de la tête. Il levait les bras au ciel, laissant découvrir ses doigts jaunis par la nicotine. Ce père que je visitais à la sortie des classes au chantier où il turbinait. Ses compagnons d’infortune, souvent des amis de cafés, me soulevaient de terre pour m’arroser d’embrassades et de quelques douros pour acheter de la halwa. Souvent, je repartais chez nous, non loin, avec une brioche que mon père achetait à mon intention. Sur le chemin, je voyais au café les adultes avachis sur des tables vieillis pour jouer aux dominos, faisant claquer leurs rectangles d’os pour faire de l’effet. Ce père qui, malgré sa misère, voulait toujours se donner bonne contenance. Sa gestuelle altière est en moi. Je l’ai gardée intacte jusqu’à ma vie d’adulte. Comme pris au piège de la vie, dans un monde inextricable. Il lui arrivait de me dire que  nous sommes des Osmanis, par référence sans doute aux Turcs Ottomans dont le fondateur était Osman.

 

           Le lycée. Un univers magique pour nous, alors gamins mis trop tôt au contact d’innombrables difficultés. Nos parents étaient broyés par les soucis d’un quotidien constamment reconduit à leur détriment. Démunis par hérédité, ils ont vécu à l’ombre de l’indigence. De père en fils. Le calvaire les consommait de l’aube au crépuscule ; même fourbus par l’âge, ils se sont échinés pour nous apporter le pain de tous les jours. Emerveillés par notre apprentissage, autant qu’ils étaient vétilleux sur les efforts à exiger sans cesse de nous pour parvenir au pinacle du savoir et profiter du firmament de la culture. Tels étaient leurs vœux.

           Il nous arriva cependant d’avoir des décalages quant à l’approche des choses de la vie, avant celles de l’école. Ainsi, il me souvient d’un jour ô combien mémorable ; j’eus d’abord droit à une gifle paternelle magistrale. Dieu pardonne à mon père, mes oreilles en sifflèrent longtemps. Et pour cause, je fus classé second dans ma classe sur une quarantaine d’élèves. Dans son infinie incompréhension des choses scolaires, mon père décida que j’aurais dû avoir une place se rapprochant de la quarantième par référence à une conception mettant en exergue la quantité. Autant qu’à faire, quarantième plutôt que deuxième ! Quelle ne fut sa surprise lorsque Tayeb, le vendeur d’habits et de chaussures où j’étais alors sapé, lui fit comprendre que j’avais pratiquement la meilleure place et, à ce titre, je devais être habillé en or (sic) !  Inutile de dire son regard soudain fier et brillant devant son enfant. Désormais, j’eus droit à tous les égards ; pour mon père, me servir de la brioche, un must. Merci Ammi Tayeb. Il me pavanait au café Chellali devant ses camarades de chantier ; avec ravissement, chacun d’eux me remettait quelques pièces de monnaie en guise de barouk…

 

           Hélas, nos années lycée furent également des plus douloureuses. Durant les deux premières années, des notes et des classements dont sans doute mon défunt père m’aurait gratifié de quelques magistrales gifles. De celles fondatrices d’une personnalité soumise à rude épreuve. J’ai en mémoire les tentatives d’assimiler tant et tant de leçons. Géographie en français et histoire en arabe. Mais aussi, règles de grammaire d’arabe et de français, bientôt suivies de celles d’italien. Et des récitations en toutes langues à apprendre par cœur. Notre mémoire était sans cesse sollicitée. Assiégée par les mathématiques dont naguère les Arabes et Musulmans furent des plus férus. Finies les simples additions et soustractions, les divisions et multiplications. Place à de nouvelles méthodes. Arithmétique et géométrie allaient désormais être les nouvelles compagnes de nos neurones…   

    

            Avec une rare insolence, nous déambulions la nuit, dans la ville qui s’apprêtait à dormir, pour spéculer inlassablement sur les idées. Il nous arrivait d’évoquer notre vie future avec les filles qui vivaient dans la hantise d’être vues par un quelconque voisin ; elles vivaient la hantise d’une grossesse pour les plus téméraires. L’avortement clandestin ? Quelle humiliation. C’était -c’est- signer son arrêt de mort. Quelle transgression ! Il est vrai que certains d’entre nous avaient le verbe assassin envers certaines filles qui osaient se mesurer aux traditions. Des phrases acérées pour les jeter en pâture à l’invective. A la même période, une affaire mit en émoi tout Sétif. C’est l’histoire d’une lycéenne qui reçut une carte postale d’un voisin ayant sans doute cultivé à son égard quelque sentiment humain. Malencontreusement, cette carte tomba entre les mains du père de la fille ; s’ensuit une rage folle et moult péroraisons sur la dégénérescence supposée de sa progéniture. Et surtout, en plein hiver, il lui fit passer la nuit sur la terrasse à ce que l’on m’a alors narré. Tombée gravement malade, elle succomba à une forte bronchite quelques jours plus tard. Ses funérailles, auxquelles assistèrent beaucoup d’entre nous, nous bouleversa et plongea la ville dans une mélancolie insoutenable. Triste injustice que de partir définitivement pour une carte postale… Quelle époque !

 

* Avocat-Auteur Algérien


Date de création : 09/12/2010 @ 12:01
Dernière modification : 20/01/2014 @ 23:50
Catégorie : Nouvelles
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