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Le Cinéma, homme malade de la culture algérienne ?
par Ammar Koroghli *
Ici, un état des lieux et une interrogation : avons-nous une politique culturelle en Algérie, voire cinématographique ?
Historiquement, le cinéma algérien est né après le déclenchement de l’insurrection armée. La genèse des oeuvres proprement algériennes remonte à l’indépendance. En effet, les premiers films algériens - des documentaires pour l’essentiel - ont été tournés, en 1967, par Ali Djenaoui et René Vauthier («L’école», «Les infirmières de l’ALN», «L’attaque de l’Ouenza», «Yasmina») et, en 1958, par Djamel Chanderli («Djazaïrouna») et René Vauthier («L’Algérie en flammes»). Ainsi, peut-on dire que le cinéma algérien, né dans les maquis, avait pour but de témoigner sur les méthodes répressives utilisées en Algérie par l’administration et l’armée coloniales. Dans cette mesure, le cinéma algérien d’avant l’indépendance a contribué à sensibiliser l’opinion internationale en traitant de la guerre de libération nationale. Par la suite, la prétention des cinéastes fut de vouloir prendre en charge, par le truchement de la caméra, les questions les plus brûlantes de la société, dans un contexte qui comptait près de 80 % d’analphabètes et sans tradition cinématographique. Quoiqu’il en soit, la naissance du cinéma proprement algérien remonte aux longs métrages : «L’aube des damnés» (1964) et «L’opium et le bâton» (1970) de Ahmed Rachedi, «Le vent des Aurès» (1965) de Lakhdar Hamina et «La voie» (1968) de Slim Riad. Aussi, au plan historique, il y a lieu de distinguer trois périodes dans le cours du développement du cinéma algérien; ainsi, les films sur la guerre de libération nationale de 1963 à 1971, les films sur la terre depuis 1971 - date de la promulgation de l’ordonnance portant révolution agraire en Algérie -, et les problèmes de la vie quotidienne depuis 1976.
Cinéma et guerre de libération
Parmi les films de la première période, on peut citer «La nuit a peur du soleil» de Mustapha Badie, «Le vent des Aurès» de Hamina et «L’opium et le bâton» de Rachedi. Dans ces films, le cinéaste se révèle un témoin privilégié de l’histoire de son pays. Ce cinéma va céder peu à peu le pas à d’autres préoccupations ayant un rapport direct avec la politique en cours. Ainsi, des films comme «Les déracinés» de Lamine Merbah, «Les nomades» de Sid Ali Mazif, «Les pêcheurs» de Ghaouti Bendedouche et «L’olivier de Boulhilet» de Nadir Azizi traitent des problèmes du monde rural. D’autres thèmes viennent, quelque peu, supplanter les problèmes véhiculés dans les films de la seconde période; ainsi, «Omar gatlato» de Merzaq Allouache, «Premier pas» de Mohamed Bouamari, «Nahla» de Farouk Beloufa et «La nouba des femmes du Mont Chenoua» de Assia Djebbar.
D’évidence, beaucoup de films algériens, qui ont correspondu à l’actualité politique du pays, ne sont pas exempts de critiques. En effet, des films sur la guerre de libération nationale, on a pu dire qu’ils «se sont contentés de situer la signification au niveau de l’histoire du scénario, des jeux des acteurs, des photos, de la couleur; bref, une codification typique du cinéma commercial» (Lotfi Maherzi).
S’inscrivant dans une conception qui privilégie l’histoire dans son sens subjectif, la démarche cinématographique s’inspirant de la période d’avant l’indépendance met en exergue l’action et la reconstitution des batailles au détriment de l’analyse par la mise en relief des contradictions inhérentes à la période concernée. Certes, les cinéastes algériens ont tenté de reconstituer la politique d’expropriation des paysans de leurs terres par le colonialisme, il n’empêche que c’est à travers le prisme déformant du «héros positif» que cela a été fait; d’aucuns auraient parlé de «jdanovisme» pour qui l’héroïsme est nécessaire et utile au peuple.
A titre illustratif, on peut citer «L’opium et le bâton» de Rachedi où le docteur Lazrak (campé par feu Mustapha Kateb) arrive à rejoindre les rangs des maquisards, après maintes péripéties et difficultés. De même, dans «La nuit a peur du soleil» de M. Badie, le contremaître Youssef déclenche seul la grève contre les propriétaires de la palmeraie. En ces sens, un critique du cinéma algérien (G. Hennebelle) a pu écrire qu’il s’agit-là de «l’exaltation d’un lyrisme nationaliste fallacieux». Prenant conscience de ce fait, un cinéaste algérien, Lamine Merbah, a pu dire : «Le colonialisme est mort, bien mort. Il faut passer à autre chose, partir en guerre contre «les colons» actuels».
Cinéma djadid
Les films sur la terre semblent obéir à la thèse selon laquelle la lutte pour l’indépendance politique était le préalable à l’indépendance économique, révélant ainsi une conception de l’histoire dynamique et non plus événementielle. De la rupture ainsi amorcée avec une thématique devenue désormais vétuste (la lutte pour la libération nationale) va naître un «cinéma autre». De là, la quotidienneté devint, au fur et à mesure, la cible des caméras. En fait, à quelques exceptions près, la nouvelle thématique inspirée par les problèmes ruraux et quotidiens n’échappe pas également à la critique tant le lien avec la vie politique algérienne est manifeste.
D’évidence, les films sur le monde rural, avec pour environnement immédiat la campagne et les films se rapportant à la vie quotidienne avec pour cadre la ville, amorcent un tournant dans le cinéma algérien. A ce changement dans le fond sont venues se greffer des modifications formelles. Ainsi, on peut constater une structure du récit plus élaborée et l’utilisation d’acteurs non professionnels, entre autres.
Si le langage cinématographique, servant de soubassement à la thématique, demeure mal maîtrisé, la fiction fait son apparition. De cette manière, les cinéastes algériens, selon le genre qu’ils abordent, posent la question du récit cinématographique. En outre, la politique du pays entamée depuis l’indépendance en vue d’établir une société socialiste (d’où les axes de la stratégie de développement algérien : révolution agraire, industrialisation et gestion socialiste des entreprises et révolution agraire) a permis la naissance du cinéma d’auteur ou «cinéma djadid» (nouveau). De ce fait, au niveau du scénario, la théorie va prendre le relais du récit (feue Mouny Berrah).
A l’origine de la rupture avec le cinéma sur la guerre, une sorte de manifeste «Impératifs pour un cinéma national» qui a été élaboré le 17 octobre 1970 à l’occasion de la journée de l’émigration. A en croire M. Bouamari, ce cinéma djadid se situe moins en rupture avec le cinéma antérieur que dans son prolongement logique.
Deux caractéristiques semblent être à l’origine de ce mouvement cinématographique : d’une part, les adeptes de ce cinéma sont issus de la paysannerie pour certains d’entre eux et, d’autre part, l’adhésion à l’option socialiste du pays. Ainsi, à titre d’exemple, les propos de A. Tolbi (réalisateur de «Noua») corroborent cette analyse. En effet, pour ce cinéaste: «C’est l’expérience de ma jeunesse paysanne que j’ai retracée dans «Noua». Ce que je veux dénoncer, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, l’exploitation des fellahs par les féodaux».
A la recherche d’un nouveau langage filmique et caractérisé par des coûts de production relativement peu élevés (petits et moyens budgets), ce «cinéma djadid» n’en a pas moins été contesté. Ainsi, Mohamed Ifticène a pu déclarer : «je n’aime pas beaucoup, quant à moi, l’expression «cinéma djadid» qui a été lancée car je la trouve enrobée de folklore. Enfin, peu importe le nom que l’on donne à ce cinéma nouveau; le fait est qu’il existe». Stigmatisant les propriétaires fonciers et dénonçant la bourgeoisie bureaucratique en tant que «nouvelle classe», l’éclosion du «cinéma djadid» a été certainement favorisée par la nature du contexte politique de l’époque. La question se pose alors de savoir dans quelle mesure ce cinéma se rapproche - ou se différencie - de ce que Hennebelle appelle «les nouvelles conceptions politiques du cinéma», les exemples les plus réputés étant ceux de la Chine (avec la révolution culturelle), d’Amérique Latine (avec notamment les cinéastes Fernando Solanas et Octavio Getino), du Viet Nam et du cinéma militant européen.
La quasi-totalité des films de la période de 1971 à 1976 aborde une thématique identique.
Toutefois, il semble que c’est là l’effet de politisation des cinéastes. Aussi, «comme tous les cinéastes étaient enthousiasmés par la révolution agraire et les perspectives qu’elle offrait, les films illustrent tous...le même objectif» (M. Bouamari). Quant à l’esthétique du «cinéma djadid», il s’agirait là «d’esthétique de la frustration».
L’approfondissement du débat politique et idéologique a constitué la toile de fond dans laquelle les cinéastes algériens ne manquent pas de puiser leurs thèmes. Aussi, ne saurait-on être étonné à constater le caractère conformiste des idées véhiculées par la plupart des films de l’époque. Tentant de s’inscrire en faux contre le cinéma commercial (notamment égyptien, hindou et nord-américain), le cinéma algérien procéda à la rupture d’avec la thématique de libération nationale pour devenir plus éducatif.
Fiction et discours politique
La fiction, comme nouvelle donne dans le cinéma algérien, devint un instrument au service des idées politiques du régime en place. Pour illustrer l’idéal de la «société socialiste démocratique» qui se dresse contre l’oppression néo-coloniale et impérialiste, les cinéastes algériens ont utilisé une démarche, tant au plan de la mise en scène qu’au niveau du langage cinématographique, qui tend à énoncer le discours officiel par l’image et le son. Les protagonistes des films leur servent de porte-paroles à telle enseigne que chaque héros d’un film considéré devient, en quelque sorte, le représentant d’une «force sociale»; le paysan, le pêcheur et le nomade deviennent les symboles de la paysannerie, des pêcheurs et des nomades.
De cette façon, le discours artistique se subordonne au discours politique, privilégiant formellement le narratif. Le primat accordé au récit filmique qui s’appuie sur un travail sur l’image, le son et la musique, depuis 1972 et selon les thèmes abordés, laisse apparaître l’engouement pour les contes. Par ailleurs, d’aucuns ont pu observer que «c’est un principe d’économie maximale de moyens techniques et esthétiques qui a gouverné durant longtemps la production cinématographique algérienne» (R. Bensmaïa).
Aussi, le cinéma algérien qui s’est libéré d’une thématique étriquée n’a pas pour autant résolu ses problèmes. En effet, la linéarité du récit, la faiblesse de l’intrigue, les mises en scène essoufflées par l’absence d’imagination en matière de décor et le traitement des langues utilisées par les personnages marquent les faiblesses formelles du cinéma algérien quoique l’analyse de la production cinématographique algérienne (celle ayant trait aux problèmes ruraux ou sociaux) démontre la volonté artistique de dépassement de l’histoire aux fins de normalisation.
En tout état de cause, certains films algériens ont eu beaucoup de retentissement, à l’instar de «Chronique des années de braise» de Hamina qui a eu la palme d’or à Cannes, en 1975. De cette nouvelle volonté artistique qui demeure, toutefois, toujours en phase avec le politique de telle sorte qu’un écrivain algérien (feu A. Benhadouga) a pu dire du cinéma algérien qu’il est «un instrument de la révolution».
De fait, ce cinéma demeure un outil qui s’identifie à une fonction d’intégration politique (l’idéologie algérienne étant traversée par le nationalisme, l’Islam et le courant progressiste et démocratique), avec l’observation notable que l’Algérie n’a pu produire, en moyenne, que quatre films par an; ce chiffre traduit d’évidence la faiblesse de la production filmique algérienne et la précision non négligeable selon laquelle il a été constaté le décalage existant entre le contenu du scénario déposé et les films projetés plusieurs années plus tard.
De même, on a pu relever que ce cinéma s’est contenté, dans beaucoup de cas, de produire des films d’autosatisfaction, avec une approche dite narrative. Certains cinéastes algériens ont saisi l’importance de rompre avec une pareille approche; ainsi, Bouamari a pu déclarer qu’ «il faut dépasser le folklore guerrier, l’héroïsme, l’autosatisfaction». A cet égard, Mostafa Lacheraf a pu indiquer que «le nationalisme doit nécessairement disparaître après avoir accompli sa mission si l’on veut aboutir à une forme nouvelle de société».
A l’heure actuelle, face à l’absence d’une politique culturelle et de production de films en quantité et qualité due aux conditions de tournage et au manque de budgets, et la diffusion en Algérie d’un cinéma sans aucun lien avec les réalités de ce pays, force est de constater la difficulté de mettre en place une nouvelle thématique avec de nouvelles formes d’expression cinématographique. En effet, apparaissant de prime abord éclectique et fragmentaire - dans les thèmes qu’il traite -, le cinéma algérien semblait sortir des sentiers battus pour envisager sérieusement les préoccupations nouvelles de la société algérienne. Les canons officiels n’en étaient pas moins vivants. En ce sens, certains cinéastes s’étaient fait les thuriféraires du discours politique, engendré par la nécessité de la consolidation de la classe politique au pouvoir depuis l’indépendance.
La tentative d’approcher la société algérienne de l’intérieur élargit le champ des thèmes, sans pour autant faire reculer la censure et l’autocensure. Ainsi, ont été abordés la question de la redistribution de la terre («Barrières» de A. Lallem), la dénonciation de la bourgeoisie («El Moufid» de A. Laskri), le problèmes des composantes de la culture nationale («Les oiseaux de l’été» de A. Bouguermouh), l’emprise du capital privé sur le monde de la chanson («Marchands de rêves» de M. Ifticène), la délinquance juvénile («Les agresseurs» de R. Benhadj), l’évolution des mentalités («Premier pas» de M. Bouamari), le romantisme révolutionnaire («Les aventures d’un héros» de M. Allouache qui a tourné, entre-temps d’autres films de meilleure facture et en phase avec l’actualité politique du pays: «Bab El-Oued City»), les rapports de l’Algérie avec le monde arabe («Nahla» de F. Beloufa), l’émigration («Thé à la menthe» de A. Bahloul et «Prends 10.000 balles et casse-toi» de M. Zemouri).
Impératifs pour un cinéma national
Sans insister outre mesure sur le caractère conformiste des idées et de la forme de certains films algériens, il faut souligner le fait que l’écart est souvent grand entre la volonté affichée des cinéastes et l’inscription de celle-ci dans leurs oeuvres.
A cet égard, comme indiqué plus haut, la filmographie algérienne laisse apparaître les propos politiques officiels tant à travers le discours suggéré par la mise en scène (lieux, costumes, jeux des acteurs...) que les répliques des personnages des différents films, sans pour autant essayer de démonter les mécanismes du système politique ou mettre en exergue ses contradictions, ne fut-ce qu’à partir de l’ambiguïté idéologique qui le caractérise. En ce sens, le cinéma algérien fut l’appendice de ce système.
Sans doute, faut-il dire, à la décharge des cinéastes algériens, que «le cinéma ne peut s’épanouir dans des conditions artisanales et qui renvoient à une structure artisanale» (F. Beloufa). Au total, faut-il penser, comme l’a fait feu M. Lacheraf (ancien conseiller culturel du président Boumediène, s’il en fut) que les films à caractère social «ont donné au cinéma algérien sa caractéristique propre, la tonalité dominante de son image» ?
Ou bien, serait-il plus juste de dire que ces films ne se donnent plus à lire comme reflets d’une réalité sociopolitique et socio-économique, mais comme symptômes d’une société en devenir tant il est vrai que la réalité politique n’a pas permis à ce jour l’émergence d’un cinéma qui oserait interroger le vécu algérien pour l’explorer.
Le plus grave demeure, en l’espèce, l’absence d’une politique culturelle des pouvoirs publics pour prendre en charge les préoccupations des artistes et des citoyens. Ainsi, les cinéastes ont été lassés par «la langue de bois». Pour JP. Lledo : «Le cinéma algérien n’a jamais été extrêmement vivant. Quand il allait pour le mieux, on ne faisait pas plus de deux films par an... chaque réalisateur pouvait espérer tourner un long métrage une fois tous les cinq ans». Après les événements d’octobre 88 et l’avènement du pluralisme : «On s’aperçoit que ni les pouvoirs publics ni les partis politiques ne revendiquent concrètement le développement culturel» (1).
Par ailleurs, M. Ifticène, après avoir indiqué que : «le cinéma algérien est un mythe», il s’interroge : «Comment pourrait-il exister sans une industrie et des infrastructures qui constitueraient sa base matérielle ? Comment pourrait-il exister sans instituts supérieurs de formation des métiers du cinéma et de la télévision qui constitueraient sa base humaine» (2).
En tout état de cause, l’urgence est telle que, dans une lettre ouverte au Premier ministre de l’époque (M. Bélaïd Abdesselem), des cinéastes algériens - suite à une loi de 1992 prévoyant un «Fonds destiné à encourager les réalisateurs et assimilés du secteur public à créer des coopératives indépendantes de production audiovisuelle» - font état de l’inactivité des cinéastes et notent que l’activité productive de l’audiovisuel national est quasiment à l’arrêt.
Voilà pourquoi «convaincus de l’importance que doit occuper l’audiovisuel aujourd’hui en Algérie», ils plaident ainsi la cause du cinéma : «Maintenir une telle situation, c’est prolonger l’absence du cinéma algérien de la scène nationale et internationale et provoquer sûrement la mort de ce secteur»; ils espèrent, tout naturellement, donner «un nouveau souffle à la création artistique audiovisuelle dans notre pays». Seront-ils entendus un jour ? Puissent-ils l’être !
* Auteur-avocat algérien
Notes :
1/ «El Watan» du 1/11/92
2/ idem -
3/ Idem, du 16/5/93