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Entretien avec Le Soir d'Algérie

«L’exil des Algériens n’est pas une fatalité»


A. K. *Auteur notamment de : Les menottes du quotidien et Mémoires d’immigré (Nouvelles), Sous l’exil l’espoir (poésie), Institutions politiques en Algérie…(essai).
Auteur de plusieurs ouvrages, Ammar Koroghli a collaboré à divers journaux et revues : Libération, Le Monde diplomatique, Sans frontière, Europe, Maghreb Magazine, El Watan, Le Matin, Le Soir d’Algérie, Le Quotidien d’Oran… Il a été animateur d’émissions sur la littérature et  la vie de l’émigration sur les ondes de radio libres à Paris. Il a été également enseignant en droit. Docteur en droit, il est  avocat au barreau de Paris depuis de nombreuses années. Ici, entretien avec l’auteur.

Par Jamouli Ouzidane

Le Soir d'Algérie : Parlez-nous un peu de votre enfance ; je suppose que c’est dans l’école qu’on forme une personnalité portée vers la lecture et l’écriture à moins que cette vocation d’écrire ne soit venue plus tard par la rencontre d’une personne, d’un livre, ou d’une expérience personnelle bienfaisante ou malheureuse qui vous ait marqué et forgé pour le reste de votre vie.

Ammar Koroghli : La vocation d’écrire, si l’on peut dire, est née davantage au lycée qu’à l’école primaire. Dès la classe de quatrième, j’écrivais des textes courts et de la poésie. Dans mon cas, je pense que le besoin de m’exprimer est lié à la situation sociale et économique durement ressentie au quotidien à la fois par mes parents et par nombre de mes camarades de classe. Le désir de témoigner date de cette époque tant il est vrai que nous avions vécu difficilement ; ce, outre le vide culturel qui prévalait alors. Outre l’écriture, j’eus d’ailleurs à m’intégrer dans des équipes — à l’intérieur et à l’extérieur du lycée — pour m’occuper de théâtre et de dessin-peinture, une autre de mes passions de jeunesse. Après le bac, j’ai même vainement tenté d’obtenir une bourse pour être réalisateur de films. Vous êtes poète, essayiste, écrivain, critique littéraire, politologue, homme de loi… Ce genre de pensée foisonnante nous rappelle un peu les penseurs passés encyclopédistes humanistes…

Pensez-vous nécessaire, pour appréhender la complexité de la pensée, d’avoir une approche multidisciplinaire comme le préconisent des penseurs comme Morin qui refuse la pensée cartésienne qui désintègre la pensée en la disloquant de sa totalité ; ce qui nous a conduits à une pensée hyperspécialisée ?

Comme auteur, j’ai publié des ouvrages de poésie et de nouvelles, ainsi qu’un essai (voire encadré avec photos de mes livres). Je ne pense pas que mes ouvrages s’inscrivent dans une orientation d’encyclopédiste, ce serait pure prétention de ma part. Je pense que pour ce faire, il faut être plusieurs et formés dans des disciplines diverses… Un concours de circonstances m’a d’abord orienté vers la poésie, ensuite vers la nouvelle qui permet en un raccourci de décrire une situation (certaines publiées par la presse sont lisibles sur mon site). Par ailleurs, sous forme d’essai et d’articles, j’ai tenté d’analyser la vie politique algérienne depuis l’indépendance (ouvrage et articles) ; ce, dans un esprit critique et de propositions. Dans mes ouvrages inédits, il y a une continuité tout en m’inscrivant dans une perspective moins académique, moins universitaire. A cet égard, l’approche multidisciplinaire se révèle en effet féconde.

Vous semblez hanté dans vos écrits par ce sentiment d’exil, de passage, de terre perdue et surtout de ce rapport fascinant avec l’Autre comme un peu Levinas ou comme celui qu’on peut voir chez Edward Saïd ou un peu Amin Maalouf.

Hanté ? Non ! … L’exil est souvent vécu comme une situation subie, quel que soit le motif de départ du pays d’origine : économique, culturel ou politique… Je décris l’exil dans mes articles parus dans la presse algérienne pour l’essentiel (Les damnés de l’exil, De l’exil tous les Pasteur ne pourraient guérir ma rage…) ; c’est un phénomène ancien, me semble-t-il, mais constamment réactualisé (dans le cas de notre pays, par les harragas). J’ai préparé également un ouvrage (dont certains extraits sont parus dans Le Quotidien d’Oran) sous forme de contribution ; ce sont des chroniques à la fois juridico-judiciaires et sociales pour dénoncer les injustices et les discriminations vécues dans les pays d’accueil. Le je s’efface souvent pour céder la place au nous, ayant eu à observer les autres exilés de leurs pays vivre dans les vieux immeubles de Paris, les foyers pour immigrés et les maisons d’arrêt. L’exil n’est pas une fatalité, c’est une situation circonstancielle souvent imposée par des conditions sociopolitiques, économiques et culturelles et par un système qui se révèle incapable de résoudre les demandes d’une partie de la population. Vous n’avez jamais perdu ce souci de l’Algérie même et surtout dans l’exil.

Quel est le secret de cet attachement ? Est-ce que l’Algérie est votre Andalousie perdue ou un retour vers l’enfance de celui qui ne veut pas grandir dans le réalisme ? Vous refusez de toute votre âme que l’Algérie sombre !

Il ne s’agit d’aucune manière d’un retour vers l’enfance, même si dans l’un de mes manuscrits inédits (titres provisoires : Destin d’exil, l’exil en mémoire ou De l’exil tous les Pasteur ne pourraient guérir ma rage) je décris partiellement la vie de l’enfance algérienne (qu’on pourrait appeler l’exil intérieur). Pour moi, l’Algérie n’est pas une Andalousie perdue (je souhaitee avec les autres pays du Maghreb une nouvelle Andalousie expurgée des relents nostalgiques du passé mais riche de culture et d’esprit scientifique). Je suis toujours algérien et je retourne dès que je peux à ce port d’attache. Et, bien entendu, je m’y intéresse au quotidien ; comment, dans ces conditions, voudriez-vous que j’accepte — comme d’autres — qu’elle sombre ?

Que pensez-vous de la pensée algérienne contemporaine ? Pourquoi manquons-nous cruellement de Pascal, de Nietzsche, de Mouloud Feraoun ? Pourquoi cette décadence de la pensée algérienne qui est partout dans les médias  surtout ?

Pensée algérienne contemporaine, dites-vous ? Décrivez-la-moi ! Plus sérieusement, je souhaiterais tant être démenti par la réalité, mais il me semble qu’il n’existe pas à proprement parler de pensée telle que vous la décrivez, à moins de faire référence à nos textes fondamentaux dont certains fondateurs de la République algérienne) telle la Proclamation du 1er Novembre 1954… En effet, il y a plutôt des auteurs algériens — notamment en sciences sociales — ayant publié des ouvrages et soutenu des thèses et mémoires dans diverses disciplines. Et, à ce stade, je m’interroge légitimement sur l’absence de politique éditoriale sérieuse de notre pays ; comment accepter que ces nombreux travaux dorment dans les librairies et les bibliothèques en France sans que l’Algérie ne daigne véritablement en faire bénéficier nos compatriotes ? Nous sommes en présence d’un système gouverné par une gérontocratie incapable de
penser à son renouvellement, préférant un quadrillage de la culture et des gens du livre.

Vous rejoignez Malek Haddad et sa sentence : «La langue française est mon exil.» Ne pensezvous pas tout de même que nous avons fait un grand tort à la langue arabe ou berbère en les exilant ? Ne pensez-vous pas que c’est nous et notre identité finalement que le butin de guerre que la francophilie a eu en fin de compte ? Et en général dans le thème récurrent de l’identité, comment la définissez-vous ?

Dans l’un de mes textes, j’ai cité Malek Haddad pour qui «la langue française est un exil», ainsi que celle de Kateb Yacine pour qui «la langue française est un butin de guerre». Je pense que pour le premier, qui a «choisi» (un choix imposé ?) de ne plus écrire de romans en langue française, il s’agissait de prendre position par rapport à une langue qu’en définitive seule une partie de l’élite algérienne maîtrise; pour le second, la langue française mérite de figurer dans le palmarès des langues en vogue en Algérie. Pour ma part, je pense qu’il y a lieu de réhabiliter nos langues d’origine : les langues berbère et arabe demeurées sans doute trop longtemps des langues orales alors qu’elles constituent notre identité première. Nous sommes indépendants depuis près d’un demi-siècle et nous sommes toujours à nous interroger sur notre identité ! Existe-t-il une langue algérienne ? Dans l’affirmative, pourquoi n’avons-nous pas d’ouvrages et de journaux écrits dans celle-ci, c’est-àdire dans la langue parlée au quotidien et d’accès ouvert à la majorité des Algériens ?
Dans votre article «Ecrivains Algérianité & Algérianophonie», vous remettez encore dans le tableau le facteur langue française que vous dites une langue élitiste (culture et technologie), avez-vous tranché sur cette langue comme une transition, un refus, une traduction, un no man’s land, un dialogue, un pluralisme… avec tous ces conflits artificiels entre arabophones et francophones ? Finalement, est-ce une malédiction ou une bénédiction cette pluralité des langues ?

La langue française peut être considérée comme un butin de guerre, mais par définition un butin n’est pas inépuisable. J’ai parlé d’algérianophonie (voire de maghrébophonie) par référence à notre vécu linguistique au quotidien ; si l’on peut dire la majorité linguistique, selon les régions, elle est soit arabophone, soit berbérophone. De cette manière, les langues européennes dont la langue française - apparaissent comme un moyen de véhiculer les idées de l’élite formée tant en Algérie qu’en France, et singulièrement dans les domaines de nos formations respectives. En ce sens, un mouvement de traduction dans nos deux principales langues algériennes des œuvres majeures dans toutes matières serait bénéfique (y compris du japonais, du chinois, du russe, de l’allemand…. De ce fait, la pluralité des langues serait plutôt une bénédiction ; des pays plus développés économiquement mais plus petits par la démographie et la géographie ont plusieurs langues nationales : la Suisse et la Belgique par exemple. Sur Rabah Belamri vous dites : l’absence de diffusion de ces œuvres algériennes en Algérie le révoltait…

Ne pensez-vous pas que cette absence-ci est due à la situation déplorable de l’édition en Algérie en plus de la situation sociale dans son ensemble ? Pourquoi  ne pas se prendre en main avec les nouvelles technologies IT du Web2 ? Feu Rabah Belamri figure parmi les écrivains algériens que j’ai lus et sur lesquels j’ai écrit (voire réalisé des entretiens avec eux, ainsi Malika Mokaddem par exemple). Tout écrivain, y compris ceux de graphie française, souhaite être présent par ses ouvrages dans son pays natal pour participer à une dynamique culturelle. Belamri était de ceux-là. L’idéal serait que l’Algérie devienne exportatrice des livres publiés par ses enfants (c’est l’une des meilleures manières d’enraciner la pensée, le savoir et le savoir-faire acquis par tout un chacun afin de faire face à l’inéluctable et naturel «après-pétrole» ; nous sommes trop dépendants et trop otages de cette matière première). Les pays asiatiques sont devenus un modèle de réussite en tous domaines… L’édition existe-t-elle en Algérie ? A mon sens, comme pour le cinéma algérien, il existe plutôt des éditeurs algériens (et des cinéastes algé
riens) depuis la fin du monopole du secteur public dont certains sont davantage des libraires que des éditeurs structurés en tant que tels ; et certains cherchent sans doute des opportunités d’édition dont il reste à espérer qu’elles ne soient pas seulement une opération commerciale. Les droits d’auteur sont encore au stade de balbutiement chez nous.

Quel est ce lien que vous faites sans cesse entre vos écrits en culture et ceux en politique. Je croyais que le penseur avait horreur de l’action et seul Marx le penseur voulait changer le monde. Nietzsche voulait plutôt changer l’homme ! Et pour changer ce monde, ne nous fautil pas une vision profonde anthropologique, philosophique, scientifique… ?

Qu’est-ce que la politique si ce n’est de la culture en action ! Le champ culturel est investi par le politique en tant qu’acteur et pas seulement au niveau institutionnel ; à l’inverse, le champ politique est investi par l’homme de culture à travers ses analyses critiques en matière de sciences sociales notamment. Les deux instances sont intimement liées. En ce qui me concerne, c’est ce que j’ai tenté d’exposer dans mon essai inédit «L’Algérie à l’épreuve de la démocratie». Il faut effectivement une approche qui fait appel à toutes les matières ; c’est ainsi que nous pourrions mieux servir notre pays en le dotant d’outils d’analyse et de méthodologie qui constituent autant de technologies nouvelles dont le transfert peut se faire au moins en partie par l’entremise des «exilés» au service de notre peuple.

Que pensez-vous de cette montée d’islamophobie en France surtout et dont le modèle s’exporte dans les pays francophones ? Devons-nous nous désintégrer pour nous intégrer ? Devrons nous rentrer chez nous ou nous battre en tant qu’Occidentaux musulmans ? Ne pensez-vous pas que notre humiliation vient de notre faute de n’avoir pas sur créer une diaspora forte en économie, politique, éducation ? À l’islamophobie, il faut répondre par la sérénité ; notre credo devrait être celui de régler tout litige selon le principe «billati hya ahsène» (par la meilleure voie possible, en l’espèce par l’esprit de paix). Il est vrai que certains politiques, relayés par des médias en constante quête de sensationnalisme, tentent la provocation. Ne cédons pas à celle-ci ! Quant à «l’intégration», c’est un vocable devenu à mon sens obsolète. Intégration pour qui ? Pour ceux qui ont fait leurs études et cotisent (voire votent) dans les pays d’accueil ? Et plutôt qu’«Occidentaux musulmans», je dirais musulmans vivant en Occident ; ce, avec faculté de penser librement à l’instar d’Ibn Rochd  (pour autant d’ailleurs que le terme Occident soit un concept opératoire).
Et naturellement agir dans les pays d’accueil dans les sphères politique, économique, culturelle, scientifique et sportive me semble un impératif sans que nous ayons à nous définir obligatoirement comme une diaspora. Et, in fine, les pays d’origine ont leur part de responsabilité dans ce qui nous arrive, ils se doivent d’intervenir dans ce débat car outre leurs
travaux mentionnés supra, les «exilés» peuvent être une force d’appoint substantielle au pays par leur apport concret, sur le terrain pour peu que les autorités en charge de la sphère politique aient la volonté politique de les réintégrer selon des modalités qui pourraient être définies d’un commun accord avec tout un chacun de nous. J. O.


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Date de création : 11/02/2016 @ 14:16
Dernière modification : 11/02/2016 @ 15:09
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